La réalité virtuelle pourrait elle servir au journalisme ?
« La réalité virtuelle est la prochaine frontière du journalisme », a décrété en novembre dernier, la prestigieuse Columbia Journalism Review.
Après la médecine, l’art et le porno, de plus en plus de médias prennent au sérieux l’idée d’utiliser la réalité virtuelle pour faire du journalisme – un concept qui aurait semblé lunaire il y a seulement dix ans.
Pour l’instant, la réalité virtuelle a surtout été utilisée pour des documentaires, comme « Project Syria », qui plonge l’utilisateur dans une rue d’Alep juste avant une explosion meurtrière, ou « Harvest of Change », un reportage dans une famille de fermiers en Iowa (mais développé pour Oculus, au coût prohibitif).
L’étape suivante, c’est de faire du reportage, sur le vif, avec la réalité virtuelle. Et depuis quelques mois, c’est précisément ce que commencent à faire certains médias américains, et pas des moindres : Vice et le New York Times.
Votre smartphone et des lunettes en carton
Attendez un peu avant de vous enfuir en grommelant que vous n’aurez jamais les moyens de vous offrir un casque de réalité virtuelle.
Certes, en version haut de gamme, la « RV » est encore inaccessible au commun des mortels (compter des centaines d’euros pour le casque Oculus). Mais il existe des versions discount, de simples lunettes en carton qu’on trouve à moins de 10 euros, sur le modèle du Cardboard de Google. Ça suffit amplement pour se faire une idée.
En plus de ces petits machins, il vous faudra :
- des écouteurs (le son immersif, enregistré en binaural, est essentiel pour donner la sensation de spatialité) ;
- une pièce sans embûches car l’immersion est saisissante et on a vite fait de se prendre une plante verte.
Plongée dans une manif avec Spike Jonze
Le « premier sujet d’actu télé en réalité virtuelle » a été réalisé en décembre dernier par Vice. Il vous plonge dans une manifestation à New York, une des manifestations spontanées contre la brutalité policière qui ont fleuri aux Etats-Unis cet hiver en réponse aux événements de Ferguson.
« Vice News VR : Millions March » se présente comme du journalisme, mais il est surtout le fruit des réflexions de deux artistes, fascinés par la réalité virtuelle :
- Spike Jonze, directeur créatif de Vice mais surtout réalisateur de films à plusieurs niveaux interrogeant notre perception du réel (« Dans la peau de John Malkovitch », « Adaptation » et « Her ») ;
- Chris Milk, artiste numérique très doué, auquel on doit les très beaux « Wilderness Downtown » et « The Treachery of Sanctuary ».
Avec une caméra 360 degrés qui filmait en continu, ils ont plongé dans la manifestation, en suivant une journaliste qui commentait la situation et interviewait des gens, comme dans un reportage classique.
Le résultat est assez bluffant. Si la structure ressemble à celle de n’importe quel sujet de JT, l’expérience est inédite : vous pouvez tourner sur vous-même, lever ou baisser la tête et explorer tous les angles de la manif. Les dimensions de la manif, la prise de contrôle de l’espace urbain deviennent très perceptibles, de même que l’intensité et la colère des manifestants.
Regarder du street art depuis un hélico
Il y a quelques jours, le New York Times a dévoilé à son tour son premier reportage en réalité virtuelle. Le journal a choisi un sujet moins politique : l’installation dans Manhattan d’une œuvre de street art par l’artiste JR.
C’est le même Chris Milk qui a co-réalisé la vidéo.
Ici encore, la forme est classique : l’artiste JR raconte la genèse de son projet, on le voit photographier son sujet, imprimer dans son atelier et faire l’installation dans la rue. Mais on peut choisir de ne pas l’écouter et préférer regarder les gratte-ciels ou les autres badauds… avant de s’élever dans un hélico pour observer l’œuvre depuis le ciel.
L’effet est très réussi. Comme à son habitude, Wired ne fait pas dans l’enthousiasme mou et célèbre le lancement par le New York Times de « la révolution du journalisme en réalité virtuelle ». (C’est Vice qui doit être content.)
Des obstacles encore rédhibitoires
N’en déplaise à Wired, c’est pourtant pas demain la veille qu’on va regarder Pujadas avec un Oculus sur la tête (ni même des lunettes en carton). En réalité, la production de contenus journalistiques en réalité virtuelle se heurte à plusieurs obstacles de taille :
- l’équipement : c’est l’évidence mais pour regarder ces films, il faut avoir un casque et un smartphone, ce qui en limite nettement la portée. Côté production, ces films nécessitent une combinaison de micros en binaural et de caméras en 3D – pas accessibles au tout-venant ;
- les coûts : ces opérations sont extrêmement onéreuses et pour le prix d’une vidéo en réalité virtuelle, on peut se payer des dizaines et des dizaines d’articles ;
- le temps de production : le montage et la postproduction de ces films prennent plusieurs semaines, voire plusieurs mois (deux mois pour le projet du New York Times). Rien de très grave pour un docu, mais un vrai problème pour un film d’actu.
Mystique de l’empathie
Dans les discours qui entourent le journalisme en réalité virtuelle, un mot clef revient toujours : l’empathie. L’idée clef, c’est qu’en mettant les gens à la place des autres, ils seront à même de mieux les comprendre et qu’ils s’en sentiront plus proches.
Nonny de la Pena, dont le projet Syria a vraiment lancé le documentaire en réalité virtuelle, en est persuadée.
« Je pense que c’est un medium qui peut enlever le filtre du journalisme, et laisser les gens être les témoins […].
Ça crée une empathie qui dépasse de loin tous les autres types de médias que nous avons actuellement pour raconter ce genre d’histoires. Car on ne voit pas le monde à travers nos yeux, mais notre corps entier. »
Son dernier projet reconstruit la mort de Trayvon Martin, l’adolescent américain noir abattu par un voisin blanc en février 2012.
Chris Milk dit la même chose : dans un TED Talk donné en mars 2015, il décrit la réalité virtuelle comme « une puissante machine à créer de l’empathie ».
En parlant du projet « Clouds Over Sidra », l’exploration en réalité virtuelle de la vie d’une jeune Syrienne de 12 ans dans un camp de réfugiés en Jordanie (développé avec l’ONU), Chris Milk explique :
« Quand vous êtes assis dans sa chambre et que vous la regardez, il n’y a pas d’écran télé devant vous, vous êtes assis sur le même sol qu’elle et c’est pour ça que vous ressentez son humanité bien plus profondément. Vous ressentez pour elle une empathie bien plus profonde. Je crois vraiment que ces machines peuvent changer notre façon de penser. »
Cela reste à voir, car personne n’a encore prouvé que l’empathie née de l’art ou de la lecture était durable et se transformait en actes. Mais même en laissant de côté le pouvoir magique de l’empathie, cette forme de journalisme ouvre une multitude de possibilités excitantes.